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Empruntant autant aux drames psychologiques qu’aux films de gangsters, le film noir parle à Stéphan Oliva. Son piano économe en traduit les nuances les plus sombres. Dans “Jazz’n (e)motion“ (1997), Stéphan reprend “Touch of Evil” (“La Soif du mal”) qu’il revisite aujourd’hui, mais aussi “Vertigo” (“Sueurs froides”) de Bernard Herrmann. Après avoir convoqué les fantômes de ce dernier dans deux albums, le pianiste consacre un disque entier au genre, transpose sur son clavier les ombres du noir et blanc, les couleurs parcimonieuses de son jeu crépusculaire ne les faisant que mieux ressortir. Terrain d’élection de cinéastes « émigrés » (Robert Siodmak, Fritz Lang, Otto Preminger et Billy Wilder sont autrichiens et allemands), confié à des chefs opérateurs au talent exceptionnel (le hongrois John Alton pour n’en citer qu’un), le film noir connut son âge d’or en Amérique dans les années 40 et 50. Dix des treize longs-métrages qu’évoque cet album datent de cette période. Oliva inclut aussi dans son programme deux films en couleurs plus tardifs, “The Long Goodbye” (“Le Privé”) et “Der Amerikanische Freund” (“L’Ami américain”). Un medley consacré à Akira Kurosawa complète ces bandes-son qu’Oliva arrange, transforme et s’approprie. Il a vu chaque film plusieurs fois pour en relever les partitions, coupe, effectue un véritable travail de remontage des thèmes ou des séquences musicales qu’il reprend. Une utilisation fréquente de la pédale forte lui permet de prolonger la résonance des notes, la vibration des cordes, d’augmenter la noirceur des accords qu’il plaque dans les graves du clavier. Le pianiste ne reprend pas nécessairement les génériques des films. Il développe des thèmes secondaires, des passages illustratifs. On suit ainsi la descente de la rivière effectuée par John et Pearl, les deux enfants que poursuit Robert Mitchum dans “Night of the Hunter” (“La Nuit du chasseur”). Le martèlement des basses qui débute le morceau est le cri de rage de ce dernier voyant que ses proies lui échappent. Stanley Kubrick n’a pas mis de musique sur le générique de “The Killer’s Kiss” (“ Le Baiser du Tueur” ). Elle survient un peu plus tard, avec l’apparition de Gloria (Irene Kane) dans son appartement, et accompagne de nombreuses scènes du film. Stéphan Oliva en a beaucoup ralenti le rythme. Il détache toutes les notes du thème et parvient à les faire magnifiquement sonner. On entre dans ce recueil avec la musique que John Lewis écrivit pour “Odds Against Tomorrow” (“Le Coup de l’escalier”). Stéphan conserve certaines notes bleues que joue Bill Evans dans la bande-son originale. Avec “Force of Evil” (“L’Enfer de la corruption”) et “The Asphalt Jungle” (“Quand la ville dort”) les climats s’assombrissent. Dans le premier, le piano, abstrait et dissonant restreint sa palette de couleurs. Normal, la société que dénonce Abraham Polonsky dans son film est entièrement corrompue. Une métaphore de l’Amérique et du monde des affaires. Cette angoisse que le pianiste exprime par la profondeur abyssale de ses basses est encore plus marquée dans “The Asphalt Jungle”, un ostinato de notes lourdes et obsédantes qui accompagnent Sterling Hayden au bout de sa cavale, dans un champ de son Kentucky natal, parmi des chevaux. Cette noirceur, on la retrouve dans les cadences graves et lentes de “Whirpool” (“Le Mystérieux docteur Korvo”). Mis à nu par Stéphane qui les a débarrassés d’orchestrations parfois douteuses, les thèmes vénéneux d’“Angel Face”, “Double Indemnity” (“Assurance sur la mort”) ou “The Long Goodbye” retrouvent leur splendeur mélodique primitive, se révèlent à nous comme si on les entendait pour la première fois.
Outre “Film Noir”, le label Sans Bruit met à disposition en téléchargement (MP3 320 ou FLAC qualité CD) “After noir”, un album de compositions et d’improvisations de Stéphan Oliva enregistré pendant la même séance. Acteurs et actrices inspirent son piano « after gone », notamment Robert Ryan dont une image en couleur de “Odds against Tomorrow” illustre la pochette. L’attaque des notes, les choix harmoniques, révèle un jazzman au toucher délicat qui réserve aux actrices des morceaux intensément lyriques. Le blues est présent dans la ligne mélodique de la pièce consacrée à Piper Laurie, la partenaire de Paul Newman dans “The Hustler” (“L’Arnaqueur”). Lizabeth Scott qui enregistra un disque de jazz en 1958 pour le label Vik hérite aussi d’une très belle mélodie. On trouve son nom dans de nombreux films noirs. Le plus célèbre reste sans doute “The Strange Love of Martha Ivers” (“L’Emprise du crime”) de Lewis Milestone, le rôle de Martha Ivers étant confié à Barbara Stanwyck. Pour ce film, le premier de Kirk Douglas, Miklos Rozsa a composé une partition que Stéphan a probablement entendue. Les deux autres femmes qu’il célèbre dans ce disque sont Gloria Grahame et Gene Tierney. Cette dernière, la Laura d’Otto Preminger, mais aussi l’inoubliable Madame Muir, bénéficie d’une mélodie très tendre sur laquelle le pianiste a l’habitude de terminer ses concerts. Comme celui de Lizabeth Scott, le portrait de Gloria Grahame est inclus dans l’After Dark Suite, improvisation de vingt-quatre minutes enregistrée d’une traite tard dans la nuit à La Buissonne. Elle contient une superbe version de The Blue Gardenia qu’interprète Nat King Cole dans le film de Fritz Lang qui porte le même nom. Son hommage à Humphrey Bogart par lequel elle débute s’inspire de “The Maltese Falcon” (“Le Faucon maltais”) dont Stéphan décline quelques mesures du thème. Les autres acteurs de cette suite sont Sterling Hayden le piano restitue parfaitement l’ivresse de l’écrivain alcoolique Roger Wade dans “The Long Goodbye” - , Robert Mitchum et Robert Ryan. Ces deux-là entourent Gloria Grahame dans “Crossfire” (“Feux croisés”), un film d’Edward Dmytryk dans lequel Ryan tient le rôle du salaud. Intitulant son propre morceau Crossfired, le pianiste durcit le trait, attaque puissamment les basses de son clavier. Il fait de même dans “On Dangerous Ground” (“La Maison dans l’Ombre”), première des trois pièces consacrées à l’acteur. Policier aigri et violent dans ce film de Nicholas Ray, Ryan inspire à Oliva un piano tourmenté et abstrait d’une noirceur inoubliable.
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